mercredi 29 avril 2015

L'Internet des choses de la vie


Samuel Greengard, The Internet of Things, Boston, The MIT Press, 2015, 2010 p. , Glossary, Bibliogr., Index, $15.95

Samuel Greengard a écrit un ouvrage de sensibilisation sur l'Internet des choses, sans jamais entrer dans le détail des considérations scientifiques ou techniques. Il s'agit d'un ouvrage de synthèse et de vulgarisation.
Internet permet l’interconnection des objets, des machines entre elles mais aussi avec des personnes. L’expression Internet des choses, à peine popularisée, est déjà insuffisante, restrictive. Cisco l’élargit et l'universalise en introduisant  “Internet of everything”. Déjà en 2006, Adam Greenfield (alors à Nokia) annonçait dans un essai "Everyware: The Dawning Age of Ubiquitous Computing". 
The Internet of Things (IoT) se compose de 7 parties. Les premières dégagent les avancées technologiques vont constituent l’infrastructure de l’Internet des choses : l’ordinateur personnel et le Web qui permettent la connection et l’échange de données, le tout en temps réel (du point de vue de la perception humaine) sur une vaste échelle ; puis la mobilité, le cloud computing, les capteurs.

La troisème partie est consacrée aux infrastructures industrielles de l'Internet des Choses incluant les données massives (Big Data) et le machine learning. Différents types de capteurs et balises peuvent assurer le répérage spacio-temporel : GPS, MAC Address, tags RFID, iBeacons. Ils sont utilisés en réseau pour la gestion des stocks, la gestion d'une flotte d'écrans (DOOH), le suivi des déplacements dans des points de vente, un quartier, une ville, etc. Ceci aboutit à l'automatisation de décisions (intelligence artificielle) et à la robotisation. Petit à petit, la plupart des machines du monde industriel rejoijoindront et démultiplieront l'Internet des Choses.

Le chapitre suivant concerne les applications aux services et la "consumerization of information technology" ; l'importance des standards est évoquée également, qu'il s'agisse de bureautique ou de domotique. Tous les secteurs de la vie courante son concernés : la santé individuelle, publique (contagion), la médecine, le commerce, l'éducation, l'urbanisme et les transports (la voiture autonome)...

Les derniers chapitres évoquent les risques liés à cette socialisation des choses et des hommes. Samuel Greengard évoque les conséquences économiques sur l’emploi (et d'abord dans le journalisme), sur la consommation (diminution des prix des choses et des services). En raison de l’élaboration de standards mondiaux, l'IoT est facteur de mondialisation et d’uniformisation des goûts (accélération des changements technologiques et sociaux). En fait, il semble bien que les modèles économiques issus de ces évoutions ainsi que leur impact semblent encore insoupçonnés, inconnus.
Le livre s’achève sur des considérations sociales et culturelles. A l’optimisme, succède le scepticisme, à l’idéalisation, l’inquiétude : l’IoT diminuera le nombre d'emplois, déqualifiera le travail (induisant une mobilité sociale descendante), menacera la sécurité et la vie privée, l'autonomie des personnes et des nations... Que ce soient là des risques est indéniable, qu'ils puissent être limités par des encadrements législatifs et par des dispositifs de formation devrait être mentionné (l'automobile comporte des risques sociaux bien plus importants). Revient alors sur la scène une fameuse question posée par les sciences politiques : "Who Governs?" (Robert Alan Dahl, 1961). L'Internet des Choses invite à la reposer.

On peut regretter que trop de données mobilisées dans l'ouvrage restent non critiquées qu'il s'agisse de statistiques émaillant les descriptions ou la reproduction d'affirmations justifiées par d’autres affirmations (provenant de consultants de tous acabits). Il s'en suit un risque constant de clichés (risques du métier de vulgarisateur !), d’imposition de problématique, voire de conformisme. Une dimension épistémologique manque assurément à ce bon outil de réflexion

L’IoT constitue certainement ce moment culminant, prochain, où tout se connecte, où s’effectue la synthèse du social et du mobile, des analytiques et du machine learning (self learning), du crowd sourcing et de l’automation. C'est surtout le moment de l'industrialisation et de l'universalisation.
L’auteur souligne à plusieurs reprises l'importance cruciale et primordiale des données que les objets connectés génèrent en continu. Peut-être n'insiste-t-il pas assez sur la qualité des données, la nécessité industrielle de les contrôler, d'en faire une constante critique : quelles choses contrôleront l'Internet des choses ?

dimanche 26 avril 2015

"Der Witz", non, ce n'est pas une blague !


Andreas B. Kilcher, Poétique et politique du mot d'esprit chez Heinrich Heine / Poetik und Politik des Wiztes bei Heinrich Heine, Paris, Editions de l'éclat, 2014, 107 p., Index. 7€

Produit dans le cadre d'une coopération entre l'université de Aachen (Aix-la-Chapelle) et celle de la Sorbonne Paris 3, ce texte est celui d'une conférence Franz Hessel ; il est publié en deux langues, l'allemand et sa traduction en français.

La notion de Witz, rendue célèbre par Freud sous le nom de "mot d'esprit" (Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, 1905), date de l'Europe des Lumières (18e siècle) ; notion philosophique, elle renvoie à celle du français "bel esprit", de l'anglais wit, ou "ingenium" en latin. Lessing oppose le Witz au génie : le génie relève de la clarté et de la simplicité classiques, tandis que le Witz renvoie au complexe et à l'hétérogène du romantisme. Le génie aime la simplicité, le Witz aime la complication (Lessing). "Le Witz réside en cela qu'il dévoile le caractère borné de toute identité fixe, et relie les choses les plus lointaines, les plus disparates". Le Witz évoque la dispersion de la data, les connivences inattendues tandis que le génie évoque la logique calculée des classifications "logiques".

Heinrich Heine, après Voltaire (article Esprit de l'Encyclopédie), rattache le Witz à la notion de métaphore et lui donne une dimension critique, humoristique, polémique et politique. Le Witz permet de contourner la censure. Sur le plan du style, le Witz refuse la linéarité, la simplicité de la narration (simplification), la prévisibilité, lui préférant une forme chaotique faite de digressions, d'associations et d'omissions. Les Tableaux de voyage (Reisebilder) de Heine se prètent particulièrement bien à cette forme liant des contenus hétérogènes, "rapiéçage de toutes sortes de chiffons", montage inattendu, surréaliste. L'auteur montre le Witz à l'œuvre dans les ouvrages où Heine se moque des institutions, de l'Université, des religions, des administrations, et, c'est logique, des systèmes classificatoires (Linné)... Heinrich Heine est un provocateur, son style inquiète, il invite à penser, ne laisse pas ses lecteurs tranquilles, suspecte la prévisibilité du monde social, la linéarité des énoncés, promeut "l'intranquillité" (cf. Fernando Pessoa).

Le texte d'Andreas B. Kilcher en démontant méticuleusement la notion de Witz dégage son rôle dans le style de Heine. Au-delà, à l'aide des idées mobilisées dans ces analyses, on pourra démonter avec profit les styles narratifs à l'œuvre dans les médias (storytelling, reportages, faits divers, etc.). Qu'impliquent de consentement certains styles narratifs, dans les réseaux sociaux, par exemple ? Qu'est-ce qu'ils imposent imperceptiblement et rendent acceptable ?

jeudi 16 avril 2015

Le journalisme selon Balzac


Balzac journaliste. Articles et chroniques choisis et présentés par Marie-Eve Thérenty, GF  Flammarion, chronologie bibliographie, index, 2014, 400 p., 9, 80 €

Balzac fut un homme de presse. Son activité littéraire, hybride, fut partagée entre journaux et romans. La Comédie humaine emprunte beaucoup à ses articles, à ses romans-feuilletons, aux faits divers. Le journalisme est partout présent dans son œuvre. Des journalistes, pourtant, il dira que ce sont des "rienologues" et ses ouvrages ne manquent pas de diatribes contre les journalistes. On se souvient que TF1 a diffusé une longue fiction biographique consacrée à Balzac en automne 1999 qui montrait ses débuts dans la presse.

Le travail de Marie-Eve Thérenty, professeur de littérature à l'université de Montpellier, spécialiste des rapports entre presse et littérature, rééquilibre l'image classique de Balzac, celle que l'on enseigne en classe, celle que colportent les outils scolaires. Le romancier fait une large place au journaliste. A cette époque, la presse prépare au roman, "le petit journal" étant "le premier atelier d'écriture de la monarchie de Juillet".
L'auteur est une remarquable historienne de la presse et son anthologie est précédée d'une présentation minutieuse ; on y suit la carrière journalistique de Balzac, du "petit journal" aux "grandes revues" où il prépublie ses romans. On y suit aussi son évolution politique et surtout la genèse de son œuvre littéraire : "une grande partie de l'œuvre balzacienne s'est inventée dans la presse, qui a constitué par bien des aspects le creuset de la Comédie humaine" estime Marie-Eve Thérenty ; selon elle, "l'hybridation entre l'œuvre journalistique et littéraire est la caractéristique la mieux partagée des écrivains du XIXe siècle".

Praticien de la presse, journaliste, directeur de journal, Balzac s'avère un théoricien et un sociologue des médias, ce dont témoigne sa "Monographie de la presse parisienne" (1843).
Les articles et chroniques réssemblés dans l'ouvrage sont classés et regroupés d'après leur genre journalistique : les "petits journaux", la caricature, le fait divers, les revues, les "Lettres sur Paris" et "Balzac défenseur des artistes et des écrivains". Regroupement commode, certains de ces textes n'étaient pas faciles à trouver.
Comme pour tous les ouvrages de cette collection (Baudelaire, Gautier, Hugo, Zola), nous sommes en présence d'un excellent outil de travail et de culture, qu'il s'agisse d'histoire littéraire ou d'histoire des médias. Et le travail de Marie-Eve Thérenty multiplie les raisons de lire et étudier Balzac.

lundi 13 avril 2015

Comment penser nos catégories de pensées ?


François Jullien, De l'Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015, 316 p.

Nous pensons avec des concepts, des catégories. Le monde ne peut nous apparaître que pensé, conçu, travaillé, digéré, par cet outillage langagier. Nous pensons en langue.
François Jullien mobilise sa maîtrise des langues -philosophies européenne et chinoise pour confronter les modes de connaissance à l'œuvre dans toute activité de pensée selon les langues.

On ne pense jamais à fond, "from scratch", il n'y a pas de point de départ absolu : des catégories toutes faites dans, par les langues pensent toujours à notre place, dont nous ne savons pas, ne pouvons pas, nous débarasser. Impossible epoché ? Kant et Aristote, ont conçu des sortes de "concepts-souche", transculturels et transhistoriques, universels. Mais, en réalité, souligne François Jullien, ni Kant (pris dans le latin-allemand) ni Aristote (pris dans le grec) n'échappaient à leur langue : «ils sont d'abord les produits de la langue c'est-à-dire d'une langue et de choix enfouis dans la pensée". Pas plus que Zhuangzi (庄子) n'échappait au chinois.
Alors, "déshabituons-nous de nos langues", suggère François Jullien (Du temps. Eléments d'une philosophie du vivre, 2001). Comment ? En en pratiquant d'autres que la nôtre. Ainsi, François Jullien rappelle qu'il n'y a pas de conjugaison en chinois ; par conséquent, on ne conçoit donc pas le temps en chinois de la même façon qu'en français ou en allemand où l'on ânonne, dès l'enfance, les conjuguaisons et leur(s) temps.

Dans ce lexique euro-chinois, François Jullien étudie vingt couples de notions, accolant, dans chacun des vingt chapitres, une notion européenne à une notion chinoise parente, voisine, jumelle. Par exemple, l'auteur appose la notion de ressources à celle de vérité, celle de propension à celle de causalité, celle d'influence à celle de persuasion, d'évasif à celle d'assignable, de connivence à celle de connaissance...
A la notion de différence, par exemple, il accole la notion d'écart : les différences conduisent à décomposer, analyser (arbres de décision, dichotomies), ranger, construire des typologies ; discrimination, classement, segmentation, tout un monde de taxonomies. Au contraire, les écarts font penser, déranger. "La différence sert à la description, procédant par analyse" tandis que l'écart "engage une prospection, "envisage". L'écart est inventif, il ouvre ; la différence renferme, fixe.
Cette confrontation minutieuse, patiente, hésitante, éclaire le sens de l'expression chinoise comme de l'expression européenne. Au passage, on perçoit les risques que font courir à l'interprétation des traductions figées qui fixent des approximations : difficulté de traduire, en chinois, la philosophie" (学), la loi (法), la sincérité (信)... "Intraduisibles" ?
Mais quid des catégories universelles des mathématiques (catégories, morphismes, foncteurs) ou encore des catégorisations d'objets par le machine-learning (object recognition) ? Cf. "Object detectors emerge in deep scenes CNNs", MIT, April 2015.

L'impensé culturel détecté, sondé par l'auteur à propos des principales catégories de la pensée philosophique occidentale (l'Être, la Vérité, le Liberté, Dieu, etc.) affecte bien sûr aussi les notions les plus courantes de la communication et du marketing. Voici une piste de recherche... Par exemple, les catégories de classement (ciblage) comme féminin / masculin, loisirs, santé, parenting, beauté / mode / tendance, art, gagneraient à être dés-universalisées, remises en chantier, pour dire dans chaque cas ce qui semble aller sans dire.
Le traitement des données (big data), en privilégiant les comportements au détriment des natures achevées, semble mettre l'accent sur "le vivre", sur le provisoire plutôt que sur "l'être" et ses essences. Des comportements peuvent traduire une intention, une potentialité tandis que la sociologie (analyse multi-variée) saisit des états, des distinctions accomplies, des habitus.

L'auteur, citant Hegel, rappelle combien l'habituel nous piège, combien le connu est difficile à reconnaître ("Das Bekannte überhaupt ist darumweil es bekannt ist, nicht erkannt"). La langue-pensée chinoise pourrait devenir notre "ailleurs de la pensée" (langue, écriture), elle pourrait entr'ouvrir notre enfermement intellectuel, nous déshabituer. Penser avec la pensée chinoise comme "opérateur théorique", situer l'arbitraire irréductible de chaque culture, donc de la nôtre, celle dans laquelle nous pensons, nous baignons et nous enlisons. Programme réaliste ?

Voici un livre synthèse des travaux et ouvrages de François Jullien où l'auteur articule des observations et conclusions dispersées dans ses ouvrages précédents. Si ce travail fait percevoir les limites d'outils strictement européens comme le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Lalande, 1902-1923), il reste à envisager, à partir de ce lexique et de sa méthodologie, des applications en gestion des médias et de la publicité (广告 ?), par exemple.