samedi 25 juillet 2015

Gouvernance par les données ?



Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, cours au Collège de France (2012-2014), Paris, édition Fayard, 2015, 520 pages, Index, 22 €

L'auteur est juriste. Professeur au Collège de France, ce sont les cours qu'il y a donnés pendant les deux dernières années qui font l'objet de cette publication.
L'enseignement traite de l'hégémonie de la quantification et de son rôle politique et économique comme alternative au droit pour organiser la société. Il n'y est pas directement question de l''utilisation de données massives, données de toutes sortes, collectées à toutes occasions se présente désormais comme principe de gouvernance des entreprises privées et publiques. Le plus souvent exploitées en temps réel (cloud computing, etc.), à une échelle mondiale, les données et les nombres sont les matières premières à partir desquelles sont prises et justifiées les décisions. Le droit seul peut encadrer et limiter la collecte de ces données et leur exploitation en vue de l'intérêt général et des libertés : droit de la vie privée, droit d'auteur, droit fiscal, droit de propriété, sûreté des personnes, droit du travail, etc.
Ce qui se joue dans cet ouvrage est donc strictement contemporain, aux confins du droit et du calcul. S'il ne s'agit pas encore de l'économie numérique, à peine évoquée avec la mondialisation qui se met en place, les idées directrices sont mises en place pour une approche rigoureuse par le droit. Quid de l'adaptation au droit de l'économie illustrée par Google, Facebook, Amazon, Uber, Yodlee, AirBnB ("two-sided markets"*) ?

L'ouvrage commence par des rappels historiques essentiels, partant du "règne de la loi" pour arriver au "rêve de l'harmonie par le calcul". Un chapitre est consacré au "calcul de l'incalculable" et à l'instauration progressive d'un marché total où tout a un prix, même la dignité : ce qu'illustre l'extension du benchmarking au droit du travail (cf. L'Etat sous pression statistique). Notons que ceci, qui ne désigne rien d'autre que "les eaux glacées du calcul égoïste", était décrit dans le Manifeste de Marx et Engels, dès 1848 : "[la bourgeoisie] a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce" ("Sie hat die persönliche Würde in den Tauschwerth aufgelöst, und an die Stelle der zahllosen verbrieften und wohlerworbenen Freiheiten die Eine gewissenlose Handelsfreiheit gesetzt"). La dignité (die Würde) est un terme clé de la morale kantienne ; elle s'oppose au prix (der Preis).
Les derniers chapitres de La Gouvernance par les nombres sont consacrés aux évolutions récentes de l'Etat. Le gouvernement par les hommes se substitue petit à petit au gouvernement par les lois selon l'intérêt général. Alain Supiot épingle au passage le retour en force, inattendu et discret, des théories juridiques de Carl Schmitt (qui s'est voulu le juriste de Hitler). L'auteur évoque aussi les effets de la globalisation des marchés et le retour des liens d'allégeance (reféodalisation du droit). Ensuite, l'ouvrage traite du travail et de la "mobilisation totale" ("totale Mobilmachung", expression de Ernst Jünger !) pour établir un marché total, et de la "déconstruction du droit du travail" qu'accélère la révolution numérique ("programmation de tous"). Après avoir dégagé les dangers multiples que promet la gouvernance par les nombres, la conclusion des cours reste modeste : pour en sortir, il faut "repenser les fonctions de l'Etat [... pour qu'il soit] capable de faire prévaloir l'intérêt général et la démocratie sur les intérêts particulier et les puissances financières ou religieuses."

L'actualité de cet ouvrage est impressionnante. Alain Supiot met en perspective de nombreux travaux et les place sous un éclairage fécond, et iconoclaste : il n'hésite pas, d'ailleurs, à reclasser certains auteurs célébrés par les médias, débusquant du réactionnaire derrière des discours à la mode moderne (ni Pierre Bourdieu, ni Gilles Deleuze ou Michel Foucault n'en ressortent indemnes, entraînés loin de leur base qu'ils ont été par des surenchères à fins journalistiques).
Ce livre est à la fois un manuel, didactique, et un support de réflexion intellectuelle approfondie. Il faut y confronter nos outils de gestion : description statistique, analyse de données, analyse multivariée, panels, modélisation… A la lumière des critiques et mises en garde énoncées par Alain Supiot, il faut aussi regarder, et imaginer, ce que développe et promet actuellement l'intelligence artificielle (machine learning, NLP, deep learning...) en matière de calcul et de gouvernance. Sans se laisser embarquer dans son eschatologie (singularity, etc.). Quant aux sciences de gestion, elles paraissent compromises, complices actives de cette nouvelle gouvernance.
Enfin, la gouvernance par les nombres, c'est aussi l'économie de la régulation. On attend ce que dira Alain Supiot des travaux de Jean Tirole : "To what extent should the government intervene in the marketplace?"**). Prochains cours ?

Parce qu'il est juriste, spécialiste de droit du travail, Alain Supiot ne se laisse pas emberlificoter par les rhétoriques pompeuses ; il en revient méticuleusement au rôle du droit dans la vie quotidienne, dans les politiques publiques, dans les entreprises. Le monde du travail le / nous rappelle à l'ordre.

La logique d'exposition inhérente au cours magistral confère un rythme commode à l'ouvrage. Une table des matières détaillée, des index (des noms, des matières), ainsi que des notes précises et nombreuses rendent agréable le travail et la réflexion à l'aide de cet ouvrage. Lecture vivifiante, décapante, indispensable à qui s'intéresse à l'évolution de l'économie des médias.


Références

Jean-Charles Rochet, Jean Tirole, "Platform competition in two-sided markets", Journal of the European Economic Association, June 2003 1(4):990 –1029.

** Economic Sciences Prize Committee of the Royal Swedish Academy of Sciences, "Jean Tirole. Market Power and Regulation", 13 October 2014, 52 p., Bibliogr.

lundi 20 juillet 2015

La médecine se soigne au numérique



Robert Watcher, The Digital Doctor. Hope, Hype, and Harm at the Dawn of Medicine's Computer Age, 320 p., New York, McGraw-Hill, 2015, Bibliogr., Index.

L'auteur est Professeur de médecine à l'University of California à San Francisco, praticien et théoricien, c'est un "observateur engagé" des changements qui se propagent dans l'hôpital américain.
Parmi tous les secteurs socio-économiques que la transformation numérique affecte, la médecine et l'hôpital sont essentiels, touchant malades et médecins. Tout le monde donc, à un moment ou à un autre, est ou sera concerné. Les ordinateurs prennent une place croissante dans l'hôpital : Robert Watcher cite une étude de 2013 indiquant qu'un interne passe 12% son temps de travail à l'hôpital avec les malades, mais 40% avec les ordinateurs. L'ordinateur est partout chez lui à l'hôpital transformant l'outillage et la pratique, assistant - ou remplaçant - le personnel médical à tout moment.
Collecte de données, préparation des données, analyse de données : la médecine est le territoire des données massives (big data), des statistiques et de l'Internet des choses, capteurs en tout genre, montres, bracelets connectés et applis accroissant bientôt la fiabilité et le volume des données sécrétées en continu par les patients.
Collecter, organiser, analyser... A titre d'illustration historique, convaincante, l'ouvrage présente une étude de cas minutieuse du stockage et du classement informatisés des données de radiologie (PACS) et de ses conséquences sur le métier quotidien des médecins et l'économie de la radiologie (outsourcing des lectures et analyses des radio, télé-radiologie, traitement automatique de l'image avec l'intelligence artificielle et le deep learning, absence de contact et d'échanges avec le radiologue, etc.).

Le secteur de la santé organise une difficile transition numérique que l'auteur décrit, métier par métier : médecin, pharmacien, infirmier, gestionnaire et, bien sûr, le "patient" (real patient), défini encore comme celui qui "subit" un acte médical. Sans doute faut-il revoir cette terminologie avec la numérisation des relations : "connected patient", "iPatient". La passivité n'est plus, ne devrait plus être l'attribut caractéristique de celui qui consulte un médecin et ainsi se soigne, prend soin de lui-même. Le patient de la médecine numérisée jouera un rôle plus important, sera mieux écouté et entendu, pour se soucier de lui-même (epimeleia heautou, dit la philosophie grecque que reprend Michel Foucault). Self reliance ? Le malade doit-il n'être qu'un assisté ?
Décrivant les professions médicales et leur relation à la numérisation de l'information, l'auteur effectue, nolens volens, une critique en règle de l'institution médicale : l'analyse du passage au numérique (health IT) s'avère un analyseur rigoureux, un révélateur sans pitié des dysfonctionnements du secteur.
Notons, parmi les prévisions de l'auteur, l'augmentation de la taille des hôpitaux, la géographie comptant de moins en moins dans l'économie des soins : soins sur place, au domicile, relations numériques via smartphones et tablettes, lits équipés de capteurs, vidéoconférences (télémédecine, téléconsultation), dossiers de santé électronique (entrées automatiques de données, notes orales transcrites, commandes vocales), aides numériques à la décision (big data analytics, algorithmes). On perçoit l'importance de l'équivalent d'une sorte de "case manager", chargé de l'optimisation des soins.
Peut-on transférer cette analyse au secteur éducatif ?

Robert Watcher compare fréquemment la gestion de la santé et de la sécurité médicale à celle de l'aviation commerciale, aux décisions et à la communication dans le cockpit d'un Boeing, soulignant au passage la transversalité, voire l'universalité des problèmes rencontrés par l'économie de la santé. Le risque de deskilling, par exemple, est évoqué, érosion de compétence dûe au manque de pratique régulière : le cas des pilotes d'avion qui ne savent plus piloter sans informatique n'est sans doute pas différent de celui des médecins. L'informatisation peut provoquer un désapprentissage des réflexes ordinaires.

Le passage au numérique met en question des pans entiers de l'économie de la santé, et particulièrement les modalités de rémunération des médecins et des hôpitaux (l'effet des assurances). Sujet sensible ! et crucial. Comment seront mesurés les indicateurs de qualité des soins ? Encore une fois, les problèmes posés par l'économie numérique de la santé recoupent ceux de l'éducation : comment évaluer le travail d'un enseignant, selon quels critères le rémunérer ? Quid pour la médecine de la "pression statistique" sous l'effet du benchmarking ?

A de nombreuses reprises, l'auteur évoque la question des notes prises par le médecin (computerized notes) et qui enrichissent le dossier médical du patient. Il y consacre la première partie du livre : normal, la "note" est au cœur des données et au cœur de la communication interne entre les acteurs de santé (un malade âgé voit 7 médecins différents chaque année : 2 généralistes, 5 spécialistes, rappelle l'auteur). Le dossier médical (medical / health record), ensemble de data, doit être la propriété du patient, qui peut donner accès à ces data : "All patient data will reside in the medical cloud". On entrevoit l'importance à venir de l'analyse automatique des textes (text mining).

L'auteur vante les mérites d'une économie libérale de la santé libérée des dictats bureaucratiques, où l'Etat se limite à définir les règles essentielles assurant l'interopérabilité (standards) et la sécurité.
Le livre est centré sur l'organisation et l'économie de la santé aux Etats-Unis ; en quoi ses diagnostics seraient-ils différents pour l'Europe et pour la France, compte tenu des différences de protection sociale, d'organisation des études et des mécanismes de décision politique (fédéraux, etc.), des différences de culture administrative.
Si ce livre concerne d'abord la santé, la plupart des problèmes évoqués se posent de manière semblable dans d'autres secteurs (éducation, transport, etc.). Ceci ne contribue pas pour peu à la valeur et à l'utilité de l'ouvrage qui, par ailleurs, est toujours clair et agréable à lire. La médecine s'avère à la pointe de l'économie numérique : en témoigne la place qui occupent les acteurs majeurs de l'économie numérique (Apple, Google, Intel, Baidu, IBM, etc.).

jeudi 9 juillet 2015

Comprendre la Californie ? Poésie et vérités



Jean-Michel Maulpoix, L'Amérique n'existe pas, e-book disponible sur amazon (kindle), sur iTunes (Books), etc. 5 €

En 1994, à 42 ans, Jean-Michel Maulpoix est invité aux Etats-Unis par une université californienne. Il prend note de son dépaysement et le raconte. Le paysage quotidien américain, la vie quotidienne aux Etats-Unis lui sont une occasion de se connaître Européen. Ce carnet de notes de voyage est publié d'emblée, exclusivement, en livre numérique, avec photos prises par l'auteur. Nouvelle écriture autobiographique.

Il y a loin des collines de la Franche-Comté aux plages de Californie, de Montbeliard, où est né Jean-Michel Maulpoix, à Los Angeles. Dès son arrivée, le voyageur ressent "une différence culturelle qui stimule en la déconcertant la cervelle d'un français formé à la vielle école des humanités". Poésie et vérités, le récit de voyage est une tradition littéraire : Montaigne, Goethe, Stendhal... Professeur de littérature à l'université, Jean-Michel Maulpoix est connu pour une œuvre de critique littéraire mais, surtout, pour sa merveilleuse "prose poètique". Lisez Une histoire de bleu (cf. infra), par exemple, vous verrez.

S'agit-il de la découverte de l'Amérique ou de la découverte de la Califormie ? Aurait-on le même livre, la même expérience si l'auteur, invité par Middlebury College (Vermont), avait atterri à Boston ? Ce bleu, les couleurs pastel des photos, ce n'est pas le Vermont, pas le Wisconsin...
On pourrait penser qu'il s'agit d'un livre à lire en écoutant les Beach Boys et Brian Wilson. Oui et non. Certes, l'auteur ne semble pas avoir été séduit, à première vue, par les Californiennes, leurs formes, leur bronzage : "I wish they all could be California girls", disaient les Beach Boys, lui non ? Sa Chevrolet, il est vrai, n'était qu'une Nova, pas une "409".
Le séjour californien de Jean-Michel Maulpoix fut toutefois, selon sa formule astucieuse, "Le songe d'une vie d'été" : l'auteur semble avoir habité un tableau de Hockney. Il a été touché par tant de bleus, de lumière : les bords du Pacifique... Ce que traduisent ses photos. Mais par le surf, non ; peu de "good vibrations", pas de "Fun, fun, fun" ?

"J'ai cru comprendre l'Amérique... Je me trompe sûrement", confesse Jean-Michel Maulpoix, lucide, plus que Tocqueville. Sûrement ! Si les observations brutes sont convaincantes, les premières interprétations ont des airs de clichés. L'auteur l'admet : "on est à chaque instant tenté par des formules expéditives, telles que : ici la vie humaine a commencé à se débarrasser des livres". Trop de prévention, trop de précipitation, peut-être, ou pas assez ? La Californie, et encore moins l'Amérique, ne tiennent pas en quelques propositions, mais ces propositions annoncent une direction qu'il faudra rectifier, redessiner, de voyage en voyage... La simplicité de l'Amérique est une apparence provisoire à laquelle se laissent prendre les touristes européens, fussent-ils universitaires. Aux Etats-Unis, plus on y reste, plus le complexe, le compliqué nous étreignent. Et l'on finit par comprendre que, comme l'auteur le concède à la fin du voyage, l'on n'a peut-être pas compris grand chose. En fait, "l'Amérique n'existe pas", pourtant Jean-Michel Maulpoix convient qu'il l'a finalement rencontrée, lors d'un "coup de blues", de retour à Montparnasse (c'est le dernier chapitre : se dépayser du dépaysement). Car l'Amérique est plus qu'un pays, c'est un état d'esprit, une disposition : "California state of mind". "Ce n'est pas un pays mais un espace, un mode de coexistence pacifique, un processus consommatoire : elle se jette sur ce qui pourrait être".

L'auteur note que les modes de vie américains envahissent l'Europe. Mais n'est-ce pas plutôt l'Europe qui s'intoxique de bon cœur et révoque ses racines ? L'Amérique n'existe pas est une expérience et un livre de 1994. Apple perçait sous IBM, Google sous Microsoft. On était encore loin de la superbe de la Silicon Valley et de la "Californication" évoquée dans la série sur L.A. (Showtime). Cette Californie est-elle notre notre destin, celui de l'Europe, le point de départ d'une re-création ?

"Destruction leads to a very rough road
But it also breeds creation [...]
And tidal waves could'nt save the world
From Californication"

Red Hot Chili Peppers chantait ainsi "Dream of Californication" en 2000, empruntant à l'économie numérique une image de la destruction créatrice.
Ce que la romancière et journaliste Joan Didion, californienne, dit de sa Californie, vaut peut-être pour l'Amérique en général, donnant raison, finalement à Jean-Michel Maulpoix  : “California is a place in which a boom mentality and a sense of Chekhovian loss meet in uneasy suspension; in which the mind is troubled by some buried but ineradicable suspicion that things better work here, because here, beneath the immense bleached sky, is where we run out of continent". In "Notes from a Native Daughter," in Slouching Towards Bethlehem. 
Jean-Michel Maulpoix a perçu le côté tchékovien de la Californie, et le traduit à sa manière : "Je ne me suis à vrai dire jamais guéri de l'Amérique. Car il n'est pas de pays où l'on se trouve plus contingent et plus mortel qu'en celui-là." Californie, terre du numérique universel, là où l'Européen déraciné apprend qu'il n'a plus de racines, referme ses bouquins sur le nom de Heidegger et, guérissant de ses collines, se laisse aller à la technique, à l'intelligence artificielle, et à une "histoire de bleu"... "California dreaming"... la vie en bleu ?

lundi 6 juillet 2015

Public Relations, journalisme et réseaux sociaux

La photo de couverture symbolise la place et
l'importance des porte-paroles, sans visage

John Lloyd, Laura Toogood, Journalism and PR. News media and public relations in the digital age, 2015, I.B. Tauris / Reuters Institute for the Study of Journalism, University of Oxford, 138 p.

D'où viennent les contenus rapportés par les médias ? Ils ne tombent pas du ciel. Quelle est la part d'entre ces contenus qui provient des entreprises, des administrations, des partis, par l'intermédiaire des relations publiques (communiqués de presse, livres blanc, pseudo études, etc.) ? La part de l'information qui revient à l'investigation journalistique semble faible (nous excluons bien sûr ce qui relève de l'opinion) ; les médias, les journalistes auraient-ils pour tâche essentielle de rapporter les discours des puissants de tous ordres qui, bien sûr, ont leurs porte-paroles (spokesmodel pour les marques). En témoignent les budgets colossaux dépensés par les entreprises (par exemple, à Bruxelles ou à Washington D.C.) pour défendre et faire valoir leur point de vue, leurs intérêts surtout, auprès des organismes de décision politique et économique (lobbying).
S'interroger sur la nature des relations publiques, c'est donc s'interroger sur la nature des médias et de leur publicité ("Öffentlichkeit, "Jürgen Habermas). La "dictature des médias" ne serait-elle plus désormais qu'une dictature des relations publiques donc des plus puissantes entreprises et institutions ? Les élections elles-mêmes semblent se jouer en termes de relations publiques par l'intermédiaire de la recherche de financements. La première étape d'une élection consiste à collecter des fonds. Le gagnant est celui qui en rassemble le plus (cf. "Money is a pretty good predictor of who will win elections", PBS Newshour). Les réseaux sociaux jouant un rôle d'amplification des PR, y compris pour les fake news...

L'ouvrage de John Lloyd et Laura Toogood commence par un bref et "sélectif" rappel historique. Les auteurs évoquent d'abord Edward Bernays, un fameux freudien à qui l'on doit une célèbre définition des RP : "the Engineering of consent" (1947), expression à laquelle fera écho, 40 ans plus tard, le pamphlet de Noam Chomsky et  Edward S. Hermann, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media (1988).
La deuxième source historique renvoie aux travaux de Walter Lippmann : le journalisme est le premier brouillon (draft) de l'histoire, les RP étant le premier brouillon de ce brouillon ("the first draft's first draft").
Dans cette histoire, le premier tournant des relations publiques est pris avec la télévision (cf. l'ouvrage canonique de David Halberstam, The Powers that Be, 1979, sur l'époque Kennedy) ; le second tournant, nous le prenons actuellement avec le numérique, le Web, les réseaux sociaux : dans cette économie de l'information, désormais, les données changent tout.

Les relations publiques prennent-elles la place du journalisme ?
Au début de l'histoire de la communication, les informations produites par les  relations publiques étaient filtrées et reprises par les journalistes ; aujourd'hui, ces informations vont directement des entreprises et des institutions au public des consommateurs, des électeurs, des employés. Les réseaux sociaux affectent la réputation des produits, des personnes : les RP interviennent à la fois pour construire et défendre cette réputation, donc aussi pour la surveiller (monitoring, sentiment analysis). Avec Internet, notent les auteurs, la réputation est tellement fragilisée que sa gestion prend une importance cruciale : la vitesse et l'amplitude de la circulation de l'information, sa mise à disposition continue imposent aux RP de nouvelles approches.

Et puis, bien sûr, il y a des relations publiques qui se font passer pour du journalisme ; c'est le publi-rédactionnel, dit, aujourd'hui, avec le numérique, native advertising. Les RP créent un événement, que Daniel Boorstin qualifiait de pseudo-event, et la presse le couvre, lui donnant de l'ampleur et du rayonnement. Alors, demande naïvement un étudiant en RP (cité par les auteurs) : au lieu d'inviter les journalistes, pourquoi ne pas les payer tout simplement pour qu'ils écrivent l'article ?
L'évolution numérique de l'information conduit toute entrerpise à être un média à temps partiel :
"All companies are media companies", grâce à leurs services de relations publiques à leurs sites Web à leur présence sur Facebook, LinkedIn, Twitter, Snapchat, Weibo, YouTube, qui sont des selfmédias, et, dorénavant, grâce à la gestion de leurs données éditoriales et publicitaires que leurs services doivent effectuer (Digital Management Platform, DMP) : "data driven companies".

Le livre consacre un chapitre entier à la communication politique, en commençant par Machiavel. Ce chapitre comporte curieusement plus de trois pages sur la fin du lobbying (« up to a point" !). Les deux derniers chapitres sont consacrés à Internet et, succinctement, aux relations publiques en Chine, en Russie et en France.
Pour la France, on aurait aimé voir analysé Babbler, entreprise très révélatrice de l'évolution numérique des RP. "Better than newsroom", selon leur propre slogan : "PR pro turn into Media Community Managers".

Pour conclure l'évocation de cet ouvrage, revenons à son introduction. "Les relations publiques dépendent de moins en moins du journalisme tandis que le journalisme dépend de plus en plus des relations publiques", ainsi peuvent se résumer les résultats de la recherche évoquée dans ce livre. En fait, pour inverser le sens de la relation, les relations publiques ont trouvé de "puissants alliés" numériques : les réseaux sociaux (cfNumérique et destruction créatrice de médias). Ainsi, les réseaux sociaux s'avèrent-ils aujourd'hui les concurrents les plus dangereux des médias, qui semblent s'y complaire. Impéritie ?

Lucide, cet ouvrage aussi  a le mérite de la clarté, chaque chapitre s'achevant par un résumé concis de ses conclusions. Il ouvre un débat primordial sur l'économie de l'information, débat trop souvent éludé : d'où vient l'information (y compris celle des agences d'information) ? Un tel ouvrage gagnera à être mis à jour régulièrement. Les premiers chapitres constituent une lecture propédeutique pour les études en communication.